Discours de Daniel KELLER, Président de l'AAEENA - Réception au CESE - 23 janvier 2020
Réception annuelle de l'Association des Anciens Elèves de l'ENA
Conseil Economique, Social et Environnemental
Jeudi 23 Janvier 2020
Monsieur le Président, cher Patrick,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les élus,
Madame la Maire du 16ème arrondissement,
Mesdames et Messieurs les représentants de l'Etat,
Monsieur le Directeur de l'ENA, Cher Patrick Gérard,
Mesdames et Messieurs,
Chères et chers camarades,
Merci Monsieur le Président Bemasconi de nous accueillir dans ce lieu consacré au dialogue apaisé et constructif de la société civile organisée.
Par un concours de circonstance assez peu prévisible le Cese et l'Ena vivent des destins parallèles, et ceci depuis leur naissance ou leur renaissance jusqu'à aujourd'hui.
Le Cese comme l'Ena furent des emblèmes du renouveau républicain après-guerre, des outils symboliques et pratiques de la reconstruction du pays après des heures sombres, ils demeurent aujourd'hui les piliers d'une république sociale et méritocratique qui fait encore et toujours la France, du moins on l'espère.
Ces deux institutions sont également l'une et l'autre prises aujourd'hui dans le maelstrom d'une transformation, nouveau mot totem, transformation qui pourrait tout emporter y compris le nom même de ces illustres établissements.
Je m'en tiendrai dans ce propos à l'avenir incertain de l'Ena bien que celui du Cese m'intéresse également en tant que membre de cette assemblée, mais c'est un autre sujet.
Que les besoins de l'Etat évoluent, que les compétences requises changent, que les comportements adéquats doivent se renouveler, quoi de plus normal. Rien de nouveau sous le soleil à ce titre. Mais tout ceci expliquerait que refondre la sélection et la formation des hauts fonctionnaires du 21ème siècle soit subitement devenue une priorité urgente. Vous pardonnerez la redondance !
Soit dit en passant on pourrait aussi avoir le sentiment que l'urgence du moment est ailleurs. Mais ce jugement n'engage que moi.
Faut-il pour autant sacrifier l'Ena pour réussir cette transformation ? On aurait pu penser au contraire que les trois mots qui en forment le sigle soient un motif de fierté.
École : lieu de l'apprentissage et de l'instruction,
Nationale : ce qui veut dire au service de tous car la Nation rassemble tous les citoyens sans distinction particulière,
Administration : mot qui garde toute sa force et que je préfère à l'anglicisme management.
A ce propos, l'Ena passerait elle dans quelques mois le cap des 75 ans si elle n'avait pas relevé avec succès les si nombreux défis auxquels elle a été confrontée au service de la France? D'où vient donc l'urgence soudaine de cette refonte comme si l'Ena devait être rangée au magasin des accessoires inutiles ?
Pour cela partons du constat qui motiverait la volonté de supprimer l'Ena. Même si personne n'a été jusqu'ici en mesure de l'énoncer, prenons donc quelques instants pour reconstituer les supposés chefs d'accusation.
• L'Ena ne remplirait plus son rôle et d'ailleurs ne serait pas suffisamment attractive
Mais alors comment expliquer qu'elle n'ait jamais eu autant de candidats inscrits au dernier concours, et que dire de la mise en place d'un 4ème concours pour enrichir le profil et les compétences des promotions auxquels plus de 200 candidats se sont inscrits ?
• L'Ena serait une école où l'on n'apprend rien
Désolé M. le Directeur, mais je l'ai lu! Mais sait-on à ce propos que l'Ecole s'est engagée dans un processus de profond renouvellement de ses enseignements en les centrant non plus sur la maîtrise de savoirs académiques mais sur la maîtrise de compétences opérationnelles relatives à la démographie et aux territoires, à la transition écologique, au couple libertés et sécurité, à la gouvernance de l'Etat? Tel est d'ailleurs le programme de la promotion qui vient d'entrer en scolarité. Ne faut-il pas laisser cette transformation se mettre en place, lui donner le temps de montrer sa pertinence ?
• L'Ena entretiendrait les inégalités sociales et d'origines
Mais sait-on que 33% de la promotion entrante est composée d'anciens boursiers, un record, et que 55% d'entre eux sont d'origine provinciale, bravo pour le parisianisme!
• Les énarques n'auraient pas suffisamment le sens de l'Etat ni le sens de l'intérêt général, préférant vendre leurs compétences au privé
Sans qu'il soit évidemment indigne de servir le monde des entreprises, sait-on que 92% des hauts fonctionnaires issus de l'ENA le restent toute leur vie ?
Vous voyez, je cherche mais je ne trouve pas. Allons plus avant.
• Les énarques manqueraient d'intégrité
On a au contraire le sentiment que les hauts fonctionnaires font preuve d'exemplarité: dans un monde où les conflits d'intérêt, les abus, les infractions de toutes sortes à la déontologie sont devenus quotidiens, je ne sache pas que les hauts fonctionnaires aient manqué à leurs obligations ? Pas de mises en examen qui défraient la chronique. Et les dernières affaires qui ternissent l'image du monde politique ne sont pas le fait d'énarques. Certains auteurs ont beau pointer du doigt des « intouchables » ou des « voraces », les incriminations ne dépassent pas l'épaisseur du trait ! Même si elles doivent être regardées le cas échéant sans complaisance. Beau succès néanmoins, car je rappelle qu'il y a plus de 4000 énarques en activité.
Vous le voyez je désespère de trouver une raison valable à la tentation du chamboulement qui pourrait se dessiner. Mais ça y est, je crois tenir l' ultima ratio de l'accusation.
• L'Ena formerait des hauts fonctionnaires incompétents
Mais alors comment se fait-il que la qualité de la haute fonction publique soit partout reconnue dans le monde, comme l'attestent les 4000 anciens élèves étrangers présents sur tous les continents? Nous méconnaissons et sous-estimons le plus souvent le prestige de l'Ena à l'étranger alors que nous devrions en faire un instrument de rayonnement.
Il y a de nombreuses ENA sur la planète pour lesquelles l'Ena France est la mère du modèle administratif à la française ; à titre d'exemple, l'Égypte chercherait elle à créer une Ena sur le modèle français si elle n'y voyait pas une voie d'excellence, à moins que ce ne soit pur masochisme mais je ne le crois pas?
• La haute fonction publique serait enfermée dans sa tour d'ivoire et dominatrice
Les préfets, les recteurs, les ambassadeurs, les magistrats administratifs et financiers qui souvent ont fait l'Ena occupent leur fonction au service de l'intérêt général sans esprit de complaisance jusqu'à preuve du contraire. Faut-il le leur reprocher? Les administrateurs qui ont piloté le prélèvement à la source ou le dédoublement des classes dans le primaire pour ne citer que ces exemples ont montré leur efficacité et leur capacité à changer la vie des citoyens quand les consignes sont claires. Faut-il s'en plaindre?
Décidément l'Ena ressemble étrangement à un coupable aux mains propres.
Alors faudrait il la supprimer parce que les dieux ont soif, pardon parce que le peuple demande sa tête? Vit-on à ce point un temps déraisonnable qu'on en soit réduit à chercher des boucs émissaires quand on veut réformer ? Ce serait en tous cas une erreur de penser que les élites retrouveront par ces choix le chemin du cœur des citoyens.
À ce propos, dans le cadre du grand débat national qui a suivi le mouvement des gilets jaunes, la demande de suppression de l'Ena est demeurée de très loin marginale par comparaison avec le cri de celles et de ceux qui déclarent devoir exercer deux boulots pour faire face aux fins de mois ou qui ont le sentiment d'être victimes de diverses injustices qui ne cessent de s'accumuler.
Mais alors, me direz-vous, tout va bien et il ne faut rien changer ! Bien sûr que non et les anciens élèves de l'Ena doivent prendre leur part au travail de réconciliation des français avec leur pays si l'on veut que la contestation ambiante ne se transforme pas en une forme d'insurrection.
Quels doivent être les principaux axes du changement ?
• Les enfants issus de milieu modeste tout comme ceux issus de milieux ruraux doivent être plus nombreux à réussir le concours de l'Ena
La solution existe. L'Ena a montré la voie : non pas celle de la discrimination positive véritable miroir aux alouettes mais celle des classes préparatoires intégrées qui se fondent sur l'exigence méritocratique. Et je souligne que l' ENA en a ouvert une seconde cette année. Mais nous savons qu'il en faudrait beaucoup plus à condition que l'Etat prenne ses responsabilités en ce domaine.
Je voudrais en profiter pour saluer les associations présentes ce soir et qui oeuvrent au quotidien à renverser les barrières invisibles qui cloisonnent notre société et se mobilisent dans les quartiers, dans les territoires ruraux au service de l'excellence méritocratique.
• Les concours de la fonction publique ont vocation à être une voie de promotion pour les fonctionnaires les plus méritants
Il est à craindre que le concours interne ne soit devenu un concours repoussoir. Et que dire du 3ème concours qui s'étiole lentement mais surement dans un silence coupable. Faut-il attendre qu'il n'y ait plus de candidats pour réagir ? Ces situations ne sont ni sérieuses ni tolérables.
• Les femmes sont encore trop peu nombreuses même si l'Ena fut dès l'origine une école mixte
Elles sont un peu moins de 40% aujourd'hui à se présenter et à réussir le concours. L'Ena a montré la voie en envoyant ses stagiaires dans les contrées de notre pays coupées des bienfaits de la mondialisation pour briser le plafond de verre qui nous séparent les uns des autres. Cette pédagogie citoyenne est indispensable.
• Entretenir en permanence l'attractivité de l'Ena pour attirer les meilleurs
Dans un monde où le service de l'Etat se banalise et devient un job comme un autre, dans un monde où l'on s'apprête à dérouler le tapis rouge à des contractuels, quand le service de l'Etat fut longtemps un métier de vocation, il est encore plus essentiel d'entretenir en permanence l'attractivité de l'Ena pour attirer les meilleurs.
• Affronter la question du classement de sortie avec objectivité et sérénité
Le classement de sortie est un élément fort de cette attractivité. Il n'est pas raisonnable de vouloir à tout prix céder à la mode éphémère de la suppression du classement car comme l'enfer est pavé de bonnes intentions, cette solution ouvrira la voie à une nouvelle forme de népotisme et à une forme d'entre-soi contre lesquels l'Ena a été justement construite. Ce serait un grave recul.
Le classement c'est un peu comme la démocratie, c'est le pire des systèmes à l'exception de tous les autres. C'est d'ailleurs moins le classement que la manière dont il est construit qui est problématique. Là encore faisons confiance à l'Ena. Le reformatage engagé des enseignements appellera à terme une refonte des épreuves de classement.
• Trop de concours périphériques minent la légitimité de l'Ena à former les futurs hauts fonctionnaires
Ces concours ont réduit les promotions à la portion congrue. Il faut avoir le courage de redonner à l'Ecole la surface qu'elle n'aurait dû jamais perdre en matière de recrutement et en finir avec les promotions croupion.
• La gestion et le déroulement des carrières
Au-delà des questions qui ont trait à l'Ena elle-même, il existe d'autres enjeux d'autant plus essentiels qu'ils sont le maillon faible de l'administration et sur lesquels il y a un consensus : je veux parler de la gestion et du déroulement des carrières. C'est en prenant à bras le corps cette dimension qu'on fera reculer les rentes de situation, contraires évidemment à l'esprit républicain de nos institutions.
Vous l'aurez compris, l'Ena n'est pas le problème, elle est la solution à la transformation envisagée de la haute fonction publique. Penser différemment nous entraînera dans une régression fatale à notre pays.
C'est dans cet esprit que l' AAEENA s'est mobilisée jusqu'à aujourd'hui. Nous remercions Frédéric Thiriez qui nous a longuement reçus et qui nous a écoutés. Nous verrons dans quelques jours maintenant s'il nous a entendus.
C'est de toute façon sur la base de ces principes que nous devrons continuer à nous mobiliser. L' AAEENA comme je l'ai déjà dit n'est pas propriétaire de l'Ena et n'a pas de droits à faire valoir. Simplement elle revendique une légitimité fondée sur des convictions qui ne sont pas négociables et sur une expérience qui est le fruit de la transmission qui relie les générations d'anciens élèves à travers le temps et l'espace. C'est le contraire d'une posture hors sol.
Ma pensée en ces instants va vers celles et ceux qui décennies après décennies ont un jour décidé de tenter l'aventure de l'Ena et rappelons-nous que parmi les premiers d'entre eux figuraient des résistants qui n'ont pas fait l'Ena pour qu'on la banalise en une école de management public, sauf à vouloir définitivement effacer jusqu'au souvenir de leurs noms !
Je voudrais aussi rendre hommage au Directeur de l'Ena, Patrick Gérard, ici présent. Depuis plus de deux ans vous travaillez cher Patrick à transformer l'école avec ténacité et vision et c'est là l'essentiel. Puissiez-vous pouvoir poursuivre votre mission en toute sérénité ! C'est un vœu largement partagé, vous l'aurez compris.
J'arrive au terme de mon propos et en conclusion je rappellerai que vous pouvez compter sur l'engagement de l'AAEENA dans le droit fil des principes que j'ai précisés au début de la prochaine mandature.
J'en profite pour rappeler que nous aurons un renouvellement de notre CA le 6 février prochain. Prenez part nombreux au vote, c'est le meilleur moyen de soutenir notre action. A travers l'AAEENA vous manifesterez votre attachement à l'Ecole et c'est comme cela qu'on fera reculer l'ENA bashing !
L'AAEENA a connu des turbulences dans un passé encore récent dans les esprits, tout ceci est derrière nous désormais, le résultat 2019 en sera le parfait témoignage, il sera meilleur encore que celui de 2018. Nous avons désormais les moyens d'affirmer nos convictions.
Je salue également nos partenaires grâce auxquels nous avons pu organiser cette soirée : Banque Transatlantique, CNP Assurances, Préfon, GMF et le Cabinet Traditions et Associés, leur soutien nous est précieux et je leur suis reconnaissant pour leur fidélité. Vous pourrez les retrouver tout au long de cette soirée.
Enfin l' AAEENA ne serait pas active comme elle l'est au quotidien sans le dévouement de ces personnels. Comme vous le savez nous avons vécu un drame qui a meurtri profondément notre communauté. Je veux parler du décès de Bénédicte Derome. Elle avait rejoint l' AAEENA le 1er février 1989 et elle fut pendant plus de 30 ans le pilier de notre revue. Je salue son frère qui a bien voulu se joindre à nous pour cette soirée. Vous pouvez à l'entrée témoigner par écrit votre affection à la famille de Bénédicte car vous êtes nombreux à l'avoir bien connue.
Enfin, l' AAEENA c'est aussi une culture du bénévolat impressionnante et je voudrais saluer deux de nos camarades Jean-Christophe Gracia qui a dirigé le comité de rédaction de la revue pendant 15 ans et qui passe la main et Jacques Courbin qui depuis 2014 animait le BIOC merci à vous deux pour ce que vous avez fait.
Monsieur le Président, Chères et chers camarades,
Par ces quelques mots je voulais vous indiquer le cap qui sera le nôtre dans les semaines et les mois à venir, place désormais à la convivialité.
Je vous remercie de votre attention
Daniel Keller
Président de l'AAEENA
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