Entretien avec Corinne Desforges pour la commission Femmes
07/10/2017
Issue de la promotion « solidarité » (1983), Corinne Desforges débute sa carrière à la chambre régionale des comptes de Basse-Normandie puis du Limousin. Elle est nommée ensuite en 1987, sous-directrice à la direction générale des collectivités locales puis repart en 1993 en chambre régionale des comptes, cette fois-ci à Pointe-à-Pitre. Ses compétences et son expertise sur les collectivités territoriales la conduisent au cabinet de Dominique Perben en 1995, alors ministre de la fonction publique, de la réforme de l’Etat et de la décentralisation. Elle intègre en 1997, l’inspection générale de l’administration au sein du ministère de l’intérieur et travaille plus particulièrement sur des sujets touchant à l’évolution de la fonction publique. Corinne Desforges s’est investie par ailleurs fortement en faveur de l’égalité femmes / hommes. Engagée au sein de la commission femmes de l’AAENA, fondatrice de l’association « femmes d’intérieur » au sein de son ministère, elle est aujourd’hui haut-fonctionnaire à l’égalité des droits. Elle interviendra au titre de son parcours et de son engagement lors de la conférence organisée sur le thème des femmes dans la haute fonction publique par la commission femmes de l’AAENA le 12 décembre 2016 à l’école militaire.
Quel était ton projet de carrière en décidant de préparer l’Ena ?
Préparer l’Ena ne procédait pas vraiment d’un projet de carrière même si l’école représentait un débouché naturel après Sciences Po. Etre admise au concours s’inscrivait plutôt dans l’histoire familiale. Mon père, qui a effectué une brillante carrière de haut fonctionnaire, a échoué au concours. Il en a gardé une profonde tristesse. J’avais en quelque sorte un devoir de réparation à accomplir, ce que mon père m’a confirmé, une fois entrée à l’Ecole : « tu as réussi là où j’ai échoué ». Cette histoire familiale explique le regard parfois critique que je porte sur la sociologie des hauts fonctionnaires : il y a les « énarques » et les autres. Et même si le parcours des « non-énarques » est bien souvent remarquable d’engagement et de persévérance, il reste qu’ils n’appartiennent pas au monde des anciens élèves de l’école. Il y a là un risque d’enfermement pour les élèves de l’Ena, dans une forme d’entre soi dont il faut être conscient et donc se prémunir.
Quel type de déroulement de carrière entrevoyais-tu alors ?
Peut-être pour les raisons que je viens d’exprimer, je ne me suis pas projetée dans une carrière. Je voulais entrer à l’Ena, mais je n’en ai pas programmé la sortie. Par ailleurs, j’ai rencontré mon mari à Sciences Po, nous avons fait l’Ena ensemble et avons eu notre premier enfant pendant la scolarité. L’enjeu était donc de concilier un projet familial avec la construction de nos deux carrières qui s’ouvraient. Mon mari ayant choisi la préfectorale, j’ai opté pour la chambre régionale des comptes, d’abord en Normandie puis en Limousin. J’ai compris alors que la conciliation de nos deux carrières serait difficile. La gestion d’une double carrière n’était en effet pas un sujet RH, loin s’en faut…. Et de nouveau, je comprenais qu’il y a deux mondes : celui des hommes et celui des femmes. Ma carrière a donc débuté sur la base de ce premier arbitrage privé. Il m’a permis de développer une expertise sur les collectivités territoriales et ceci a structuré mon parcours.
Et quelles ont été les principales étapes ensuite ?
En 1987, je reviens à Paris sur des fonctions de sous-directrice à la direction générale des collectivités locales. J’ignorais alors tout de la culture de l’administration centrale ! J’avais trois enfants. Nous étions deux femmes sous-directrices au sein du ministère, deux femmes dans un milieu d’hommes donc… avec des horaires d’hommes. Il en résultait des stratégies personnelles pour maintenir une vie familiale, comme jouer à cache-cache le soir dans le but de partir inaperçue et toujours la sensation de ne pas être comme les autres. Au fond, le seul atout des hommes est de pouvoir rester tard le soir ! Ceci ne m’a pas empêché d’œuvrer pour ma carrière ! En 1993, je pars à Pointe-à-Pitre, en poste à la chambre régionale des comptes des Antilles-Guyane et, ce faisant, je peux concilier plus aisément investissement professionnel sur des sujets passionnants et vie familiale avec nos désormais quatre enfants. Mais vient un moment où il faut opter pour un choix stratégique afin de donner un sens à son parcours. De retour en métropole, j’ai donc accepté des fonctions en cabinet ministériel pendant deux ans. Je pense qu’il faut savoir reconnaître ce moment et le saisir. Bien-sûr, ce fût la période d’un engagement extrêmement important, nécessitant d’évidence un investissement total. Mais il faut avoir le courage et l’audace de le faire, a fortiori pour une femme, car il détermine la trajectoire d’une carrière. En 1997, je suis admise au tour extérieur de l’inspection générale de l’administration et vais œuvrer sur des sujets qui toucheront beaucoup à la fonction publique. J’effectuerai toutefois des allers et retours en administration centrale, notamment au sein du ministère de l’outre-mer.
Ta carrière est également marquée par ton engagement en faveur de la parité et l’égalité femmes /hommes. Quels sont les ressorts de cet engagement ?
Fondamentalement, je crois que rien n’est jamais acquis en la matière et que la question de l’égalité femmes / hommes demeure permanente. Comment imaginer que seuls des hommes, hauts fonctionnaires et détachés de toute contingence domestique puissent comprendre les besoins et aspirations des citoyens pour lesquels ils prennent des décisions ? Les entreprises du privé ont compris l’importance d’une réflexion « mixte », pourquoi pas l’administration de l’Etat ? En outre, j’ai trois filles et je souhaite œuvrer pour que le parcours des femmes de demain soit dégagé de tous les obstacles que les femmes de ma génération ont connus. Mais beaucoup reste à faire ! C’est pourquoi en 2007, j’ai accepté de diriger l’observatoire de la parité du ministère. De plus, à partir de 2012, un mouvement favorable à la parité s’est ouvert. Il m’a permis au sein de l’association « femmes d’intérieur » que j’ai créée en 2013 de mettre en valeur l’égalité au sein du mon ministère. Actuellement, je suis, en plus de mon emploi d’inspectrice générale de l’administration, haut fonctionnaire à l’égalité des droits et regarde attentivement ce qui se fait pour les femmes...
Tu es intervenue le 12 décembre 2016 lors de la conférence organisée par la commission femmes de l’AAENA. Quel message souhaitais-tu porter auprès des jeunes femmes ?
J’ai accepté d’intervenir pour témoigner de mon parcours et au-delà, pour insister de nouveau sur le fait que les femmes sont porteuses du changement. Une autre organisation du travail est possible, d’autres modalités d’exercice de la responsabilité et du pouvoir sont à envisager. Les femmes doivent porter ce message et s’engager dans la conduite de ce changement qui touche non seulement au quotidien du travail mais aussi aux choix des jeunes filles dès le collège. Il y a des signes positifs : je note que les jeunes hommes parlent plus que leurs aînés de leur vie familiale, de leurs enfants. La vie personnelle est source de satisfaction pour eux et ils le disent ! De ce fait, l’affichage d’un poste lourd et visible (qui parfois, n’est en réalité, ni l’un, ni l’autre), trait particulièrement masculin, devient un enjeu de moindre importance. L’implication professionnelle, la sincérité des relations et l’équilibre des temps de vie, seront alors reconnus sources de performance et d’efficacité pour chacun, au service de tous. Les autres pays savent le faire : modernisons-nous enfin !
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